Emeute, rassemblement sauvage et poursuites judiciaires : Germaine Berton et l’affaire du meeting du 21 mai 1924 à Bordeaux (par Théo Sagaert)

Connue pour ses actions radicales, Germaine Berton est une anarchiste influente en son temps. Ouvrière métallurgiste, syndicaliste et militante, son nom est souvent associé à celui de Marius Plateau, secrétaire général des Camelots du Roi et de la Ligue d’Action Française. Le 22 janvier 1923, l’anarchiste entre dans les locaux de la ligue dans le but d’assassiner Léon Daudet, une autre figure du mouvement royaliste. Ne parvenant pas à le trouver, elle tue Marius Plateau, avant de tenter de retourner l’arme contre elle-même, sans succès.

Le 24 décembre de l’année 1923, l’avocat Henry Torrès parvient à la faire acquitter.

L’année suivante, Germaine Berton entame une « tournée de propagande » avec Jules Chazanoff, sur le thème de l’antifascisme et de l’amnistie.

Un meeting anarchiste prévu à Bordeaux

C’est le 21 mai 1924 que devait se dérouler, dans la ville de Bordeaux, le meeting de Germaine Berton et de Jules Chazanoff au cinéma des Capucins, place du même nom pour 21h30. Le thème annoncé de la conférence était Pour l’amnistie – contre le fascisme. Nous savons que les Bordelais étaient largement informés de la tenue de l’événement, puisque de nombreuses affiches furent posées dans différents quartiers par les groupes anarchistes de la ville, et ce dix jours avant le meeting ¹.

De manière générale, les journaux non-militants refusèrent de faire la promotion de ce meeting, à l’image de La Liberté du Sud-Ouest, qui explique une fois les événements passés ne pas en avoir parlé pour « ne pas lui faire une réclame2. ». Cependant, la forte personnalité de Germaine Berton et son activisme éveillent l’intérêt d’un large public. Celle que les journaux réactionnaires qualifient de « tueuse en tournée »,3 galvanise les foules tant par son éloquence que par la curiosité qu’elle suscite. Malgré le boycott de nombreux journaux, le meeting était tout de même relativement attendu. Mais, bien que les thèmes de ce meeting semblaient communs à de nombreuses conférences libertaires, la veille de l’événement, le maire de Bordeaux Fernand Phillipart fait le choix de l’interdire par décret. Selon ce qui y est stipulé, le meeting serait « de nature à provoquer une contre-manifestation ainsi que des troubles à l’ordre public » : la décision est appuyée par la loi du 5 avril 1884, et c’est le commissaire central qui est chargé de l’application de ce décret.

Malgré l’interdiction, une foule se masse progressivement devant la salle, et, selon le journal La France du 22 mai 1924, ce sont près de 1500 personnes qui attendent l’arrivée de Germaine Berton, agglutinées place des Capucins⁴.

Il semble donc que le décret d’interdiction ne circula pas

suffisamment pour que toutes les personnes souhaitant assister au meeting soient prévenues : il est impossible d’avancer que ces 1500 personnes étaient présentes dans le simple but de braver l’interdiction municipale tout en provoquant la police⁵. Par ailleurs, les archives ne font étatd’aucune trace d’appels à braver l’interdiction de la mairie, ce qui renforce l’hypothèse selon laquelle ce décret ne circula que très peu.

Une provocation à l’affrontement

Dans tous les cas, les affrontements étaient inéluctables, tant les tentatives d’intimidation de la police furent nombreuses. Pour exemple, nous savons que la police était présente sur place bien avant l’horaire fixé du meeting, et donc avant que la foule ne se constitue : il y eut par conséquent une préparation à l’affrontement, et une véritable pression sur la constitution même d’un rassemblement, et ce, bien avant que celui-ci ne puisse être considéré comme délictueux. Ainsi, on retrouve des policiers à pieds, à cheval, à vélo ou encore en camion, soit près de 150 hommes sous les ordres du commissaire central, M. Artigues, lui-même assisté de M. Collard, chef de la Sûreté⁶.

Très rapidement, les policiers se répartissent dans l’objectif d’empêcher le public d’entrer dans la salle. Un barrage se forme alors, devant une foule de plus en plus hostile. Des affrontements éclatent très rapidement, et les premières charges policières ont lieu.

Les points de vue quant à la tournure des événements ne sont pas les mêmes. Selon le Maréchal Lagis, ce sont les militants qui provoquèrent la police :

” M. Le commissaire central, qui se tenait à l’entrée du cinéma entouré par la foule hostile, fut pris à parti par un énergumène qui le tenait par le col de son habit et menaçait de le taper. […] La foule était si compacte à cet endroit que je n’ai pu appréhender […] cet homme⁷.”

De l’autre côté, les manifestants et la presse militante fustigent la police, la rendant responsable d’une brutalité inédite :

“Le quartier des Capucins et la place de la Victoire, ainsi que les rues avoisinantes, virent se dérouler des scènes d’une brutalité révoltante. On assomma au petit bonheur, sans faire les sommations d’usages, manifestants, passants, curieux, et tout ceux que le hasard ou leurs occupations obligèrent à passer sur les lieux de la manifestation. Les vieillards, les mutilés, et les enfants et même les bébés ne furent pas épargnés […] La police fit régner une véritable terreur⁸.”

Les premiers affrontements violents éclatent, et la foule riposta à la brutalité policière par des jets  de pierres :

” La foule devenant de plus en plus menaçante, nous avons chargé une deuxième fois, et bien que visés par les projectiles les plus divers : silex, tessons de bouteilles etc., nous avons continué de dégager le cours de l’Yser, la rue de Bègles et les rues avoisinantes⁹.”

Lors de ces affrontements, plusieurs officiers de police sont blessés : “C’est à la suite de cette charge que le garde Blavignac fut atteint à la tête par un silex lancé de la rue Beaufleury¹⁰.”

Meeting sauvage à Talence, émeute dans le centre de Bordeaux

Suite à ces charges, le cortège se retrouva rapidement scindé en deux, entraînant deux manifestations. Progressivement, les manifestants semblent être refoulés vers la place de la Victoire, se regroupant pour attendre l’arrivée de Germaine Berton. Une partie de la foule, conduite par un ouvrier télégraphiste du nom de Paul Ferrier, décide de se rendre dans un bar rue des Augustins (il s’agit très certainement du Bar des sports, situé au 35 de cette même rue, et régulièrement fréquenté par des groupes anarchistes locaux.). Progressivement, le bar se retrouve encerclé par les forces de l’ordre, avant d’être complètement pris d’assaut. Paul Ferrier est arrêté et emmené à la permanence de police¹¹.

C’est à ce moment que Germaine Berton arrive sur la place de la Victoire, la foule s’élève désormais à près de 2000 personnes¹². En présence des manifestants, Germaine Berton décide de se diriger avec le cortège en direction de Talence pour effectuer une réunion en plein air. Le cortège emprunta les chemins des boulevards, pour gagner La Croix Leysotte par la route de Toulouse¹³. Une fois arrivée, elle effectue une partie de son discours initialement prévu pour son meeting, et ce durant 20 minutes¹⁴, “en faveur de l’amnistie et […] de l’anarchie […] et de bien d’autres choses encore pour la plus grande joie de ses admirateurs¹⁵.”

Une fois l’allocution terminée, les manifestants repartent en directions de Bordeaux. Sur leur chemin, ils forcent les barrages de police, empochent des cailloux et autres projectiles afin de se préparer aux affrontements¹². Après avoir gagné les boulevards, la foule emprunte la rue de Bègles et “vociféra des injures devant la caserne Pelleport¹⁶” pour rejoindre le cours de l’Yser.

En arrivant sur la place des Capucins, les manifestants se retrouvent face à des effectifs de police renforcés, pour être progressivement refoulés vers le cours de la Marne. C’est à ce moment que “Germaine Berton aurait incité la foule à se rendre à la permanence de police pour faire libérer ses camarades de luttes interpellés au cours de la manifestation¹³”.La manifestation tente donc de remonter en direction de la place de la Victoire, et aux alentours de 23h15, Germaine Berton est interpellée à l’angle de la rue Monthyon et du Cours de La Marne où une barricade s’érigeait¹⁶. Après cette arrestation, les affrontements diminuent, la manifestation s’arrêtant aux alentours de minuit¹⁰.

Avec 40 autres personnes, Germaine Berton est emmenée à la permanence de police, hôtel Dalléas. Elle est fouillée dans la salle du petit parquet, et les agents de police découvrent sur elle un Browning chargé. Interrogée par M. Le Baraduc, Procureur de la République, elle justifia cette détention illégale d’arme pour faire face aux multiples menaces de mort des Camelots du Roi dont elle est la cible.

À la suite de ces multiples charges policières, de nombreux blessés sont à dénombrer, à l’image de ce que peuvent rapporter les rares journaux ne se focalisant pas uniquement sur le sort des policiers⁸.

Les forces de l’ordre avancent qu’une dizaine de policiers furent blessés, et que de nombreux dégâts matériels sont à relever¹⁷.

Les conséquences juridiques : les institutions à l’œuvre, Germaine Berton sous les feux de la justice et de la presse

Interrogée brièvement dès son arrestation par le procureur de la République M. Le Baraduc, Germaine Berton provoqua à plusieurs reprises le magistrat¹⁸, avant de se voir placée sous mandat de dépôt et envoyée le soir même au fort du Hâ, poursuivie pour port d’arme prohibée, menaces et outrages aux agents de la force publique, et excitation au désordre. Quarante personnes furent arrêtées et interrogées le soir même, mais la plupart d’entre elles sont relâchées dans la nuit. Selon un rapport du commissaire central, nous savons que 13 personnes furent maintenues “en état d’arrestation¹²” le matin du 22 mai, et que 6 d’entre-elles furent ” présentés le jour même à l’audience correctionnelle des flagrants délits, sous l’inculpation de coups ou outrage à agent¹²”. Lors de la tenue de cette audience, des “forces de police considérables furent déployées¹⁹” tant les personnes souhaitant y assister étaient nombreuses, témoignant de la forte médiatisation de l’affaire. Entendue en fin d’après-midi, Germaine Berton voit son procès reporté au lundi 26 mai en raison des trois jours dont disposent les accusés pour préparer leur défense²⁰.

Les poursuites à l’égard des autres manifestants furent maintenues par le magistrat, et c’est donc sous les inculpations de coups à agents, port d’armes prohibées, réunion sur la voie publique que les libertaires sont poursuivis, leurs jugements étant également renvoyé au 26 mai¹².

Parmi eux, outre Germaine Berton, se retrouvent Jules Richard, Jean Clouzet, Jean Douence, Candido Juvidor, et Horgue Antoine-François. Le 26 mai, Germaine Berton comparait avec les autres accusés, tandis qu’une foule considérable se masse devant les pas perdus du palais, raison pour laquelle un service d’ordre est déployé²¹.

Lors de l’interrogatoire, Germaine Berton reconnait avoir « traité » l’agent Lafourguette

« d’assassin et de lâche » pour deux raisons : celui-ci lui aurait arraché son calepin dans lequel elle inscrivait le numéro de matricule de l’agent qui battait un homme âgé au sol. L’agent Lafourguette, qui démenti la version de Germaine Berton, est pris à parti par l’anarchiste : “estimez-vous heureux, lui jette-elle, que je n’aie pas tiré sur vous : vous n’en valez pas la peine¹²”. Lorsque le Procureur lui pose la question suivante « Vous manifestez en somme le regret de n’avoir pas tiré ? », elle rétorque “Mettons… un regret²²”.

À la suite de l’interrogatoire de Germaine Berton, le tribunal passe aux autres inculpés, avant que l’audience ne soit suspendue. La parole est ensuite donnée à la défense, et celle-ci fustige à l’unanimité l’arrêté municipal interdisant le meeting, évoquant une violation de la loi de 1881²³. Une fois les plaidoiries terminées, comme il est d’usage, le président demande à chacun des accusés s’il souhaite ajouter quelque chose, et seule Germaine Berton prit la parole pour solliciter la clémence du tribunal, non à son égard, mais pour ses 5 co-inculpés : “Je prends tout sur ma responsabilité. Je demande à mon tour l’indulgence pour tous ces hommes²⁴”. Une fois les délibérations faites, Germaine Berton est condamnée pour « port d’arme prohibée » à 4 mois de prison, 100 francs d’amende, mais également à deux ans d’interdiction de séjour sur la ville de Bordeaux. Les compagnons d’émeutes de l’anarchiste écopèrent eux aussi de peines de prison similaires, mais également d’amendes²⁵. Une fois les condamnations rendues, l’audience est levée à 18 heures.

Grève de la faim, offensive libertaire, et décret présidentiel

Suite à la condamnation, Germaine Berton est conduite à la maison d’arrêt. En signe de protestation, elle commence une grève de la faim. Le directeur, suivant les conseils du médecin du fort du Ha, décide de transférer l’anarchiste à l’hôpital Saint André le 28 mai à 19h30²⁶, où elle est placée en observation pour effectuer un examen mental, avant d’être ré-intégrée au fort le 18 juin 1924²⁷.

Pendant ce temps, les anarchistes bordelais s’organisent par le biais d’un meeting de protestation, pour demander la libération immédiate de l’anarchiste²⁸. Bien que les condamnés firent appel, la cour de Bordeaux confirma le jugement du 26 mai quelques jours plus tard²⁹. Le 16 août 1924, un décret présidentiel octroie à Germaine Berton la remise de sa peine. Le 17 août à 22h15, elle quitte Bordeaux par le train de Paris-Austerlitz de 22h10 dans la plus grande discrétion, cette dernière faisant l’objet d’une mesure « toute spéciale »³⁰.

Ce texte est extrait du mémoire de master 2 d’histoire réalisé par Théo Sagaert, sous la direction de Christine Bouneau, à l’Université Bordeaux Montaigne (2021).

Illustration : Archives de Bordeaux Métropole, 3527 I 60, rapport de police de
mai 1924.

1. ABM, 3527 I 60, extrait de L’Egalité du 31 mai 1924. [↩]
2. ABM, 3527 I 60, extrait du journal La Liberté du Sud-Ouest du 22 mai 1924. [↩]
3. ABM, 3527 I 60, extrait du journal La Liberté du Sud-Ouest du 24 mai 1924. [↩]
4. ABM, 3727 I 60, extrait du journal La France du 22 mai 1924. [↩]
5. En effet, seuls des anarchistes convaincus et d’autres militants révolutionnaires auraient pu prendre cette initiative, et il est difficile de penser que Bordeaux compte véritablement 1500 personnes prêtes à braver l’interdiction policière ce soir-là. [↩]
6. ABM, 3527 I 60, extrait de La France, du 22 mai 1924. [↩]
7. ABM, 3527 I 60, rapport du maréchal Lagis au capitaine officier de paix, du 22 mai 1924. [↩]
8. ABM, 3527 I 60, extrait du journal L’Egalité du 31 mai 1924. [↩] [↩]
9. ABM, 3527 I 60, rapport du maréchal Lagis au capitaine officier de paix le 22 mai 1924 [↩]
10. Ibid. [↩] [↩]
11. ABM, 3527 I 60, Extrait de La Liberté du Sud-Ouest du 22 mai 1924. [↩]
12. Ibid. [↩] [↩] [↩] [↩] [↩] [↩]
13. ABM, 3527 I 60, extrait de La Petite Gironde du 22 mai 1924. [↩] [↩]
14. ABM, 3527 I 60, extrait de La France du 22 mai 1924 [↩]
15. Ibid. [↩]
16. ABM, 3527 I 60, extrait de La Liberté du Sud-Ouest du 22 mai 1924. [↩] [↩]
17. ABM, 3527 I 60, rapport de police au  comissaire central du 22 mai 1924. [↩]
18. ABM, 3527 I 60, extrait de La France du 22 mai 1924. [↩]
19. ABM, 3527 I 60, extrait de La Liberté du Sud-Ouest du 23 mai 1924. [↩]
20. ABM, 3527 I 60, extrait de La France du 23 mai 1924. [↩]
21. ABM, 3527 I 60 , Extrait de La Petite Gironde du 27 mai 1924. [↩]
22. ABM, 3527 I 60, extrait de La Petite Gironde du 27 mai 1924. [↩]
23.  Ibid. [↩]
24. ABM, 3527 I 60, extrait de La France du 27 mai 1924. [↩]
25. ABM, 3527 I 60 , extrait de La Petite Gironde du 27 mai 1924. [↩]
26. ABM, 3527 I 60, rapport du commissaire central du 29 mai 1924. [↩]
27. ABM, 3527 I 60, rapport du commissaire central du 18 juin 1924 [↩]
28. ABM 3527 I 60, rapport du commissaire central du 6 juin 1924, faisant état d’un meeting de contestation organisé par le groupe libertaire de Bordeaux et l’Union Anarchiste, pour le 11 juin 1924 à la salle de l’Alhambra. [↩]
29. ABM, 3527 I 60, rapport du commissaire central du 11 juin 1924. [↩]
30. ABM, 3527 I 60, rapport du commissaire central du 17 aout 1924. [↩]

---

---